La surprenante naïveté des enfants doués

On ne cesse d’évoquer, à raison, l’extrême sensibilité des enfants doués : elle leur permet de comprendre ce qui n’est pas dit, de saisir les émotions de leurs proches sans se laisser duper par des paroles apaisantes destinées à les ménager, et pourtant, cette remarquable perspicacité semble disparaître, ou, du moins elle ne leur est plus d’aucune utilité quand ils sont confrontés à la méchanceté pure et à la bêtise.

En fait, ils ne conçoivent pas qu’un être humain, apparemment semblable à eux, puisse être gratuitement méchant, même en cherchant bien, il est impossible de trouver une justification à ses réactions agressives et presque destructrices, si ce n’est le désir, ou le plaisir, de faire du mal.

Cette pulsion leur est tellement étrangère qu’ils ne peuvent la prévoir et ils se sentent désarmés quand ils se retrouvent victimes d’un déchaînement de violence que rien n’a provoqué. Pendant qu’ils sont encore en train de se dire que « ce n’est pas possible et que quelque événement a dû leur échapper », leurs tourmenteurs s’en donnent à cœur joie puisque la route est libre et que rien ne vient entraver leurs amusements.

Pourtant les enfants doués ont tôt pris conscience des dangers du monde extérieur, peuplé d’individus malfaisants. Souvent, quand ils laissent libre cours à leur imagination pour inventer des histoires,  ils évoquent des situations où ce sont  des êtres mauvais qui l’emportent, mais il s’agit là de littérature, ces récits témoignent de leur lucidité concernant le monde extérieur, qui est encore pour eux celui où évoluent les adultes. Ils ont peur pour leurs parents, mais eux-mêmes n’ont pas l’impression d’être en première ligne, ils se sentent protégés, excepté naturellement s’il arrivait malheur à leurs parents. Cette sinistre éventualité se profile dans le lointain, elle est exceptionnellement obsédante.

L’univers enfantin est surtout peuplé de monstres et de sorcières, qui, au final, gagnent rarement, leurs maléfices trouvent leur limite, l’innocence et la pureté finissent par triompher, comme dans les contes qu’ils connaissent par cœur. Dans les classes, il n’y a pas d’épouvantables monstres ni de maléfiques sorcières, du moins parmi leurs camarades, l’école serait donc, en principe, un cadre protégé.

Toutefois,  il peut aussi arriver qu’ils soient terrorisés par des adultes dont ils ont saisi la nocivité sans oser en parler pour éviter de déclencher les cataclysmes dont seraient bien capables ces adultes effrayants s’ils venaient à éprouver une fureur aveugle, mais une telle situation reste rare.

Pour le moment, l’horreur de la violence ne fait pas partie de leur quotidien, leur surprise est totale, peut-être même pensent-ils au début qu’il s’agit là de rites et d’usages qui leur avaient échappé tant ils sont parfois distraits et rêveurs.

Il faut toujours se souvenir que les personnes douées, enfants ou adultes, pensent ignorer un mode d’emploi que les autres connaîtraient tout naturellement. Ces comportements agressifs sans raison en font peut-être partie. En outre, ils sont profondément persuadés que les autres leur ressemblent et ils se savent incapables de faire du mal à quiconque puisqu’ils sont ainsi faits qu’ils seraient les premiers à en souffrir.

Ceux qui assistent, sans vouloir se sentir concernés, à cette sournoise mise à mort se disent, pour justifier  cette violence, que la victime doit avoir sa part de responsabilité : ce serait, chez elle,  une faille au départ. Tranquillisé par cette explication rationnelle, l’adulte qui a tout de même perçu une anomalie, n’est plus horrifié, il laisse la situation dans l’état : ces enfants s’amusent…

Si faille il y a, elle réside dans l’insondable naïveté des enfants doués qui cherchent désespérément une explication logique, quitte à se mettre eux-mêmes en question et qui, par ailleurs ne veulent pas inquiéter leurs parents pour des événements survenant sur un territoire auquel ils n’ont pas accès. Ils craignent même peut-être des représailles de la part de leurs tourmenteurs, maintenant qu’ils savent qu’ils ne comprendront jamais comment fonctionnent ces derniers.

On pourrait s’étonner que des enfants tellement intuitifs ne saisissent pas les mécanismes qui se mettent en place lorsque commencent à s’installer les prémices d’une persécution qui ira en s’amplifiant : ils ne s’attendaient pas à ce que des pairs se transforment soudainement en démons persécuteurs, comme dans les contes anciens : ce serait donc peut-être un sort funeste qui les aurait désignés comme celui qui doit tenir le rôle de victime.  Pour les conforter dans cette explication, ils constatent objectivement que les adultes présents ne leur viennent pas en aide : c’est donc bien que cette situation est normale…

Qu’un tel rapport de forces, tellement choquant, puisse s’instaurer surprendra toujours les personnes extérieures, tandis que les protagonistes semblent ignorer cet aspect anormal, comme s’il leur apparaissait dans l’ordre des chosesCe serait même cette banalisation absolue qui rendrait la situation longtemps parfaitement acceptable par tous.

Pour l’enfant persécuté, le drame est encore plus tragique puisqu’il se rend compte que ceux qu’il considérait plus ou moins comme des copains se détournent résolument de lui, sans doute par crainte de subir le même sort.   

Il en va de même lorsqu’un adulte, généralement doué d’ailleurs, est pris dans les griffes d’un pervers, que ce soit un supérieur au travail, un amant dans une relation amoureuse ou même parfois un ami qui a su instaurer un rapport de forces fondé sur une sorte de chantage.

La persécution est plus subtile, mais, encore une fois, la personne douée n’a pas imaginé un seul instant que ce chef compétent, cet amoureux attentif ou cet ami chaleureux se transforment peu en peu en monstres froids, impitoyables, destructeurs. Au départ, la relation était normale, on ne pouvait imaginer qu’une personne si proche, si semblable aux autres, puisse subir une transformation aussi radicale sans qu’on l’ait vu s’installer. Chacun d’eux tenait à la perfection son rôle, de quoi abuser complètement la personne douée qui a naïvement cru à la sincérité de celui qui jouait son personnage avec conviction, exactement de la même façon que l’aurait fait sa future victime.

Pour les adultes aussi, la perversité c’est pour les autres, dans les romans, les films, ou les témoignages pitoyables des rescapés qu’on interroge à la télévision ou dans les journaux à grand tirage, puisque le malheur fait vendre. En aucun cas, ils auraient pensé se trouver eux aussi pris dans cet engrenage mortel sans l’avoir pressenti une seule seconde.

Quand on est idéaliste, perfectionniste, soucieux d’harmonie en toutes occasions, épris  de logique et de clarté, il est difficile de concevoir les abîmes de noirceur que recèlent certaines personnes  apparemment tellement humaines.

Enfants ou adultes, ceux qui ont connu de tels passages en enfer en conservent à jamais le souvenir vivace et aigu, mais ils savent aussi se reprendre et poursuivre leur route, appréciant plus que jamais les trésors qu’elle leur réserve et qu’ils feront fructifier avec bonheur.

Source : journaldesfemmes.fr