Les mille facettes de la Gestalt-thérapie

Entretien avec Chantal Masquelier-Savatier et Sylvie Schoch de Neuforn

Interactions avec l’environnement, importance du corps, réalisation de soi… Trois quarts de siècle après sa naissance, cette thérapie se soucie enfin de faire scientifiquement ses preuves. Alors même qu’elle ne cesse de se diversifier.

En quoi la Gestalt-thérapie a-t-elle apporté quelque chose de nouveau dans les années 1950 ?

Chantal Masquelier-Savatier : Il importe de ne pas assimiler la Gestalt-thérapie à son seul créateur historique car elle est le fruit d’un collectif. Le contexte de son époque a poussé Fritz Perls, psychanalyste berlinois, à émigrer en Afrique du Sud avec sa femme Laura, puis aux États-Unis. Ils ont posé une première pierre en écrivant Le Moi, la faim et l’agressivité, qui valorisait le contact avec l’environnement comme un moteur pour transformer les choses et donner une responsabilité à l’individu, plutôt que de subir. En réaction à la psychanalyse, ils mettaient ainsi l’accent non pas sur le passé mais sur l’ici et maintenant, vers le futur. C’était un véritable changement de paradigme. Ils ont initié un mouvement qui s’est rapidement diversifié. Ce regroupement, postérieurement appelé Groupe des Sept, était constitué de psychiatres, philosophes et hommes de lettres, le plus influent étant Paul Goodman. Les influences se situaient aussi bien du côté du zen et du tao (insistant sur l’acceptation de l’expérience, ce qu’on ressent actuellement plutôt que ce qui nous a déterminés autrefois, et une ouverture aux possibles), que du pragmatisme (avec le souci de l’expérience de chacun dans une situation donnée, pour mieux s’affranchir de certaines pressions environnementales). Avec cet élargissement à une équipe, le modèle de Perls, quelque peu individualiste, a évolué vers une perspective de champ : le projecteur n’était plus seulement mis sur un individu responsable devant changer son environnement, mais sur les interactions entre organisme et environnement. La situation est une co-création dans laquelle le sujet influe sur son entourage autant que l’inverse. Si la Gestalt-thérapie a rapidement rejoint le courant des psychologies humanistes, qui s’intéressaient au potentiel humain, elle a donc fini par s’en démarquer, pour ne pas mettre l’accent uniquement sur l’individu mais plus largement sur l’ajustement créateur avec l’environnement.

Sylvie Schoch de Neuforn : Gestalt-thérapie : nouveauté, excitation et développement, le livre de Perls et Goodman publié en 1951, contenait des idées confirmées depuis par la théorie de la complexité, la théorie des champs, et même les neurosciences. On s’est rendu compte que nous ne nous inscrivons pas dans des systèmes linéaires, comme la psychanalyse insistant sur les faux pas de l’enfant ou des parents, mais que tout est inter-dépendant. Par exemple, l’épigénétique confirme l’influence de l’environnement dans l’expression des gènes.

Pour quel type de trouble la Gestalt-thérapie vous paraît-elle la plus indiquée ?

C.M.-S. : Il n’y a pas de contre-indication. La thérapie est un apprentissage progressif de la nouveauté, d’une autre manière de fonctionner. Il s’agit d’aider la personne à s’ajuster continuellement à un environnement changeant. Le thérapeute est attentif à ce qui se passe à l’instant présent chez la personne, en valorisant sa manière de faire. C’est la théorie paradoxale du changement : c’est en acceptant ce qui se passe que quelque chose de nouveau va pouvoir émerger.

En gros, le thérapeute désamorce l’angoisse ressentie par le patient face au changement, ce qui fait disparaître les symptômes et autorise le changement ?

S.S.N. : Oui, l’angoisse est paralysante et est liée à un excès d’excitation qui, elle, est nécessaire pour aller vers le changement. Baisser le niveau d’excitation et d’activation physiologique, par un accompagnement pas à pas, soulage et permet au patient de se mettre en mouvement. Au-delà de l’angoisse, le problème est l’immobilisation face à une situation réelle ou fantasmée qui paraît sans issue.

C.M.-S. : Nous n’avons pas la visée d’éradiquer les symptômes, même si les patients arrivent avec cette motivation. S’ils ont des troubles obsessionnels, par exemple, il est intéressant d’accepter que, pour l’instant, c’est comme ça. Lorsqu’on fait un pas de côté par rapport à cette demande initiale, le problème s’apaise après quelques mois et quelque chose d’autre s’annonce, une possibilité d’être autrement dans ce monde-là.

Existe-t-il un déroulement type de la Gestalt-thérapie ?

S.S.N. : Non, il n’y a pas de protocole, le cheminement est imprévisible. Pour pratiquer aussi l’EMDR, thérapie très standardisée, je m’aperçois que si je l’introduis avec les patients qui me consultent depuis longtemps, ils préfèrent souvent revenir à la relation et à un dialogue non structuré. Notre pratique consiste vraiment à être là avec ce qui émerge. Nous nous adaptons à la situation, c’est du sur-mesure. J’aime beaucoup raconter ce très joli exemple. C’était dans les années 1990, avant les nouveaux types de traitement du trauma comme l’EMDR. Une femme consultait depuis deux ou trois ans pour des problèmes relationnels et des troubles anxieux. Un jour, elle me raconte ce qui s’était passé pendant la guerre : elle s’était retrouvée sous les bombardements avec sa mère, obligée de s’occuper de sa survie et pas de ses besoins émotionnels. Lorsqu’elle évoque cet épisode, je crois voir sous mes yeux la petite fille de l’époque. Je lui demande si je peux lui prendre la main. Je lui dis : « Vous savez, la guerre est terminée. Nous sommes en 1998. Et c’est fini, maintenant. » Ce simple geste l’a considérablement soulagée, c’était extraordinaire. La fois d’après, elle est arrivée avec une rose blanche, comme si elle portait le drapeau blanc. Quelque chose était resté jusqu’alors en l’état : dans son organisme, elle se trouvait toujours sous la menace des bombes. Elle n’était pourtant pas venue consulter pour cela. Mais notre relation de confiance et de liberté avait donné cette tournure imprévue à la thérapie.

C.M.-S. : Dans la première phase de la thérapie, nous accueillons ce qui se passe, quel qu’il soit. Les jeunes thérapeutes sont parfois déroutés parce que durant les premières séances, les patients déversent ce qu’ils ont sur le cœur. Mais ils en ont besoin ! Il faut attendre que l’alliance thérapeutique soit bien établie pour que le thérapeute puisse davantage intervenir et confronter. Je fais beaucoup de supervisions, et nous travaillons beaucoup sur l’accueil de la demande parce qu’il ne faut pas se laisser piéger par celle-ci telle qu’elle est formulée, il ne faut pas se croire obligé de résoudre ce problème-là, en prenant au pied de la lettre les soucis du patient. Par exemple, devant l’insistance des couples, certains thérapeutes tendent à la toute-puissance en se donnant comme mission la réussite de la procréation assistée !

Globalement, combien de temps faut-il pour parvenir au terme d’une Gestalt-thérapie ?

S.S.N. : Quand les patients nous le demandent, on ne leur répond pas ! On ne peut anticiper l’évolution. Ça peut durer quelques mois, ou trois ans, ou plus, suivant la profondeur du travail que le sujet est prêt à accomplir.

C.M.-S. : Encore une fois, le patient a pu oublier sa demande préalable pour suivre un chemin d’exploration. Il n’est plus là pour la même chose, l’objectif évolue. C’est ce qui est passionnant, pour lui comme pour nous.

Puisque vous prenez en compte l’émotion, menez-vous un travail spécifique sur le corps ?

S.S.N. : Absolument, nous invitons les personnes à prendre conscience de ce qu’elles éprouvent corporellement : « Alors que vous parlez de ce problème, essayez de voir tout ce qui se passe, vos images, vos sensations, vos émotions… » On apprend dès le départ aux gens à faire attention à leur ressenti, à conscientiser ce qui se passe dans leur corps, pour mieux comprendre leurs problématiques. Régulièrement, on invite le patient à revenir à son corps, être attentif à sa respiration : cela l’empêche de ruminer. Les gens sont d’ailleurs très en demande pour revenir à cette dimension corporelle. C’est déjà un bénéfice pour eux. Et cela ouvre à tout un travail d’association entre des gestes, des pensées, des sensations, et donc de conscientisation.

C.M.-S. : « Quand vous dites ça, qu’est-ce qui se passe dans votre corps ? ». Il est intéressant aussi de se pencher sur ce que ressent dans son corps le thérapeute à l’écoute du patient. Le praticien peut livrer ou non ce qui se passe pour lui physiquement : ainsi, nommer une sensation inconfortable peut permettre au patient de s’approprier quelque chose de cet inconfort et de l’exprimer à sa manière. On peut donc partager cet inconfort commun avant de différencier la part de chacun dans ce qui se produit. Le patient est ainsi accompagné dans cette sensation, plutôt que rester dans la culpabilité ou la honte d’être le seul à l’éprouver.

C’est une forme de dimension corporelle du transfert et du contre-transfert ?

C.M.-S. : On peut dire cela comme ça. Ce que les psychanalystes nomment transfert et contre-transfert, on pourrait l’appeler intersubjectivité ou inter-corporalité. On ne peut pas dire à son patient : « C’est votre problème. » C’est à nous deux que cela arrive, en réalité.

Quelles sont les autres techniques de la Gestalt-thérapie ?

C.M.-S. : La technique la plus typique imaginée par Fritz Perls est celle de la chaise vide, où l’on demande au patient d’imaginer en face de lui la personne à laquelle il souhaite s’adresser. L’objectif est de libérer tous les affects émotionnels relatifs à cette relation. Cela peut s’effectuer en individuel ou en groupe : d’autres participants pourront alors, par exemple, incarner les membres de la famille du patient. Le groupe reste d’ailleurs un espace privilégié de la Gestalt-thérapie. À l’époque de Perls, les gens avaient besoin de décharges émotionnelles pour se libérer des pressions familiales. En cela, Perls a été très influencé par Reich, un de ses thérapeutes. Aujourd’hui, beaucoup recherchent plutôt à freiner l’expression émotionnelle pour se montrer plus attentifs aux sensations.

S.S.N. : Nous sommes moins dans l’amplification, car on s’est aperçu qu’une décharge émotionnelle n’est pas forcément thérapeutique !

En l’absence de protocole, la Gestalt-thérapie peut-elle se prêter à l’évaluation scientifique ?

S.S.N.  : C’est dans l’air ! Des groupes de recherches en France, en Europe et aux États-Unis, travaillent à la construction de protocoles spécifiques d’évaluation à partir de la clinique.

C.M-.S. : Nous allons d’ailleurs organiser un colloque à l’Ascension 2016, avec des chercheurs internationaux en psychothérapie. Mais il s’agit plutôt de validation que d’évaluation quantitative, à base de questionnaires du patient avant, pendant et après la thérapie. En France, de telles recherches propres à la Gestalt-thérapie ne se pratiquent pas dans les laboratoires universitaires, où nous sommes marginalisés. Il existe un grand décalage entre l’accueil fait sur le terrain, où les Gestalt-thérapeutes croulent sous les demandes, et la reconnaissance universitaire et médiatique. Alors que dans les pays anglo-saxons ou d’Amérique latine, la Gestalt-thérapie est enseignée à l’université !

Comment expliquer cette situation en France ?

C.M.-S. : Du fait de la prégnance de la psychanalyse, et maintenant des TCCs. Or, notre position est moins dogmatique. Notre posture est dialogale, intermédiaire entre la neutralité de l’analyste et le directivisme des thérapies comportementales. Nous sommes aussi desservis par notre héritage, révolutionnaire, libertaire. D’où cette volonté actuelle de faire davantage nos preuves du point de vue scientifique.

La Gestalt-thérapie intéresse-t-elle la nouvelle génération ?

C.M.-S. : Dans nos instituts, nous accueillons beaucoup de personnes qui viennent se former dans une optique de reconversion professionnelle. Elles ont souvent déjà travaillé dans l’enseignement et l’éducation, voire en entreprise, et ont besoin de changement dans leur vie pour retrouver certaines valeurs humaines.

S.S.N. : Nous formons une centaine de praticiens par an, même si tous ne s’installeront pas. Quand la Gestalt-thérapie s’est installée en Russie dans les années 1990, le terrain était assez vierge. Tout au plus y avait-il quelques psychanalystes. Elle marche très bien là-bas, de même qu’au Mexique où elle s’est imposée comme la thérapie principale.

En quoi la Gestalt-thérapie se transforme-t-elle avec l’arrivée de cette nouvelle génération de thérapeutes ?

S.S.N. : Elle se nourrit de ce qui se passe dans la société, et qui nous oblige à repenser notre pratique. Par exemple, les problématiques borderline et narcissique sont beaucoup plus répandues. De quoi ont besoin les personnes concernées ? D’ancrage, et de ne pas se sentir séparées des autres. Nous devons aussi nous adapter aux pathologies actuelles, comme la souffrance au travail.

Justement, comment évoluent les demandes de prise en charge depuis quelques années ? Les patients consultent-ils pour de nouvelles raisons ?

C.M.-S. : Nous sommes confrontées à beaucoup de problèmes de solitude, et de difficultés à entrer en relation, tellement la fascination des écrans est devenue prédominante. Mais aussi à des traumas toujours plus nombreux, à une insécurité permanente. Les pressions environnementales sont de plus en plus fortes : on doit réussir sa vie, être performant, ce qui crée un sentiment d’insuffisance. Les gens sont moins en colère contre papa ou maman, mais ils sont « pressurisés » : « Si je rate, c’est de ma faute ». Ils ont besoin de sortir de l’individualisme, avec de la convivialité et de la complexité. Être ensemble, et ne plus se concentrer sur le chacun pour soi. Ces personnes veulent trouver des repères. La thérapie en face-à-face leur permet de s’inscrire dans une relation, et dans leur corps.

S.S.N. : La dimension de l’attention est très importante aussi : l’attention à soi, à l’ici et maintenant. Ce qui est primordial à l’heure où nous sommes sans cesse bombardés par des images et les sollicitations d’Internet. Les gens ont besoin de ralentissement et de concentration, qui sont vécus comme un enrichissement. En consultation, ils peuvent enfin retrouver des choses essentielles. Ce qui nous donne à nous aussi, thérapeutes, l’occasion de nous poser !

C.M.-S. : Les enfants qualifiés d’hyperactifs éprouvent ce besoin, eux aussi. Leur instabilité motrice et leur dispersion résultent souvent des pressions environnementales. Si on ne s’occupe que de l’enfant, sans prendre en compte l’environnement social et familial, on passe à côté de quelque chose. En ce sens, nous sommes proches de la thérapie familiale systémique.

S.S.N. : La Gestalt-thérapie a toujours intégré diverses approches comme la psychanalyse, la phénoménologie, et aujourd’hui les neurosciences. Mais il ne s’agit pas d’une thérapie intégrative en soi. Nous restons Gestalt-thérapeutes avant tout, même si nous acceptons d’enrichir nos modèles.

Propos recueillis par Jean-François Marmion pour le Cercle Psy : Le-cercle-psy-scienceshumaines.com

Pour en savoir plus
Société Française de Gestalt (SFG) : www.sfg-gestalt.com
Collège Européen de Gestalt-thérapie (CEGt) : www.cegt.org