Entretien avec Daniel Tammet

De la synesthésie à la poésie

Diagnostiqué autiste Asperger, l’écrivain britannique Daniel Tammet 
est synesthète : pour lui, comme dans les poèmes de Baudelaire, les sons, 
les mots, les couleurs et les chiffres se répondent. Il nous explique sa fascination pour les mathématiques et la littérature.

Pi a changé votre vie : vous êtes devenu célèbre en 
en récitant 22 514 décimales pendant cinq heures 
et neuf minutes. Pour quelles raisons éprouvez-vous une telle fascination pour ce nombre, que 
vous comparez à Mona Lisa ou encore 
à une symphonie de Mozart ?

Pour moi, Pi est un poème numérique gigantesque, qui parle de tout, par définition, puisqu’il est infini. Quand j’y perçois ces couleurs, ces émotions, ces textures, j’y perçois également comme un sens, une histoire qui se dégage, en tout cas que je construis le long de ces chiffres. J’avais envie de raconter, de réciter ce poème devant un public absolument pas matheux ni synesthète* : des femmes de ménage, des ouvriers, des adolescents, il y avait de tout à Oxford, dans cette salle du musée des mathématiques. 


Outre l’expérience elle-même, pleine de concentration et de méditation, ce qui m’a touché profondément, c’est ce partage. Ceux qui m’écoutaient suivaient de très près ce poème, l’écoutaient avec beaucoup d’attention, étaient touchés eux-mêmes en écoutant des rythmes, des motifs d’intensité, d’intimité. Certains avaient les larmes aux yeux. Une complicité s’installait entre nous. Dès lors, je me suis dit que si j’avais un don, le principal était là : non pas compter, mais raconter. Écrire était ma vocation.


Lorsque vous parcourez par la pensée ce nombre infini, les mêmes sensations reviennent-elles toujours au même endroit ?


J’ai appris les 22 514 premières décimales intuitivement. Parfois c’était très rapide, un rythme se dégageant tout de suite. À d’autres instants, c’était plus difficile, il fallait creuser pour trouver quelque chose auquel m’accrocher. Au fil de mes trois mois d’entraînement, certaines couleurs, certaines combinaisons étaient plus importantes et plus pertinentes que d’autres. Mais c’est comme un poème : en le relisant, on peut toujours trouver des choses passées inaperçues lors des premières lectures. Si j’avais à cœur de refaire l’expérience, ce serait sans doute différent, puisque le public le serait, et que je découvrirais des aspects inédits dans ces chiffres.


Les nombres premiers (divisibles seulement par eux-mêmes, n.d.l.r.) vous passionnent autant que Pi. 
Que présentent-ils de particulier pour vous ?


Ils sont à la base de notre système mathématique. On connaît aujourd’hui beaucoup de choses sur eux, mais leur comportement conserve une part de mystère qui ne sera peut-être jamais résolu. On sait qu’il y a 25 nombres premiers dans les 100 premiers nombres, 166 dans les 1000 premiers, 1 250 dans les 10 000 premiers, et ainsi de suite. Leur quantité diminue, mais leur surgissement de nulle part reste imprévisible. Encore une fois, c’est un peu comme un poème, avec un mélange de rythmes, de règles, et puis de chutes, de combinaisons surprenantes.


Vous êtes devenu écrivain, mais avez-vous eu envie d’être mathématicien ?


Non, à aucun moment. J’ai de la difficulté avec bien des aspects des mathématiques comme l’abstraction, l’algèbre, pour lesquelles je n’ai pas beaucoup d’affection. En mathématiques, on part de choses concrètes pour aller vers l’abstraction. Or l’abstraction est l’ennemie de l’écriture : dans un texte, de fiction ou non, on perd des lecteurs en s’éloignant du tangible. Écrire, c’est donner des odeurs, des couleurs, des sentiments, avec le langage le plus imagé, le plus incarné possible. Je trouve intéressant ces allers-retours entre le réel et l’abstrait, mais mon chemin à moi va toujours dans le sens inverse des mathématiciens.


Vous êtes de ces calculateurs prodiges, atteints 
du « syndrome savant » (voir encadré ci-dessous), parvenant par exemple à dire quel jour de la semaine tombe sur une date donnée. Certains apprennent le calendrier par cœur, d’autres calculent vraiment. Comment procédez-vous ?


Je ne pense pas que le résultat puisse émerger totalement spontanément, il faut d’abord une bonne connaissance du calendrier. Par exemple, peu de gens savent que le premier jour de l’année est identique au dernier : si le 1er janvier est un mardi, on sait sans y penser que le 31 décembre, mais aussi Noël, tombera également un mardi. Pas besoin de calculer. C’est assez drôle de jouer avec cela, mais je ne le fais plus. Je ne trouve pas très digne de m’exhiber, et puis cela trompe les gens qui imaginent que je suis un ordinateur, ce qui ne m’intéresse pas. Il ne faut pas réduire les « savants » aux prouesses mathématiques : certains sont musiciens, artistes, ou écrivains comme moi.


Pour vous, chaque nombre a sa personnalité : 37 ressemble à du porridge, 89 à la neige qui tombe… D’où viennent ces associations qui vous sont personnelles, et qui seraient différentes pour un autre synesthète ?


Le sens que je donne aux nombres vient en effet de mon vécu. Il existe certaines correspondances avec d’autres synesthètes : la lettre A, par exemple, est souvent perçue comme rouge. Pour moi, le 1 brille et le 9 est plutôt bleu-noir, et là encore, je pense que la plupart des synesthètes sont d’accord. Mais pourquoi le porridge ou la neige, là, c’est forcément lié à mon histoire, puisque j’ai vécu en Angleterre. Des associations ont dû se créer dans mon cerveau. Si j’étais né en Inde, elles auraient forcément été différentes. Je trouve justement intéressante cette intimité avec l’intangible. De même, je vois les mots en couleurs, comme le faisait l’écrivain américano-russe Vladimir Nabokov : le choix du prénom Lolita lui rappelait les couleurs d’un papillon particulièrement beau à ses yeux. Ainsi, par les mots et les couleurs, l’écriture est un acte sentimental que j’ai envie de partager.


Associez-vous également des nombres aux personnes que vous rencontrez ?


C’était plutôt dans mon enfance. L’autisme dit « de haut niveau » n’existait pas comme définition médicale, on ne savait pas ce que j’avais. J’avais du mal à me faire des amis. Les chiffres et les mots, eux, m’étaient compréhensibles, je jouais avec eux constamment, avec leurs couleurs. Pour me rapprocher des gens, je pensais que telle personne était plutôt ronde, comme le 3, ou grande, comme le 9. Je me pensais proche du 4, qui représente pour moi la timidité. Je n’ai pas le même rapport avec ces chiffres aujourd’hui. Ce sont des « amis » d’enfance : nous resterons toujours en contact, mais ce n’est plus la même chose. J’ai aujourd’hui de vrais amis.


Vous parlez une douzaine de langues mais vous avez créé la vôtre, le mänti. Est-ce que vous la développez régulièrement ?


Là aussi, c’était plutôt un jeu d’enfance. J’avais du mal à communiquer, et quand j’ai commencé les cours de français et d’allemand au lycée, j’ai inventé mes propres mots. Parfois, cela me valait une mauvaise note. Je me suis dit que j’allais inventer ma propre langue. C’était assez intuitif et intime. Jamais je n’ai voulu en faire une sorte d’espéranto. J’ai laissé de côté cette langue lorsque j’ai découvert la poésie : là, je peux inventer tout ce que je veux, avec plus de marge que dans la vie quotidienne.


Vous écrivez : « Pour apprendre infiniment de choses, il nous suffirait de connaître parfaitement un seul livre. » Que voulez-vous dire, et quel serait le seul livre que vous voudriez parfaitement connaître ?


Ce serait un des romans de Léon Tolstoï, peu importe lequel, puisqu’il y a tout dans ses œuvres : la joie, la peur, l’amour, le doute, la foi… Gustave Flaubert disait déjà qu’apprendre quatre ou cinq livres par cœur permettrait de savoir infiniment de choses. J’ai fait le constat qu’un livre est un objet mathématique, puisqu’on peut en changer l’ordre, commencer par la fin, lire les chapitres pairs… Marelle, de l’écrivain argentin Julio Cortazar, peut se lire dans plusieurs ordres différents, ce qui donne autant d’histoires abracadabrantes. Il n’est pas absurde d’imaginer un grand nombre de livres lisibles avec ce procédé. Dans mon ouvrage L’Éternité dans une heure, les 25 essais n’ont pas d’ordre absolu. J’imagine que chaque lecture crée d’autres liens, d’autres correspondances, entre des univers considérés comme parallèles, différents, même opposés. Je trouve toujours intéressant de créer des passerelles inattendues.


Vous intéressez-vous au mouvement OuLiPo (1), 
où les écrivains composaient leurs ouvrages 
d’après des règles mathématiques ?


Pas particulièrement, car ce qui me passionne dans les mathématiques, ce ne sont pas les règles, mais les idées : qu’est-ce que l’infini ? La complexité ? La construction d’un objet comme un livre ? Et aussi la tension permanente entre le monde réel, tangible, de chair et d’os, et le monde abstrait, pur, parfait, qui hante les mathémati­ciens et les artistes. Chez Georges Perec et compagnie, les règles me semblent trop artificielles et limitatives. Elles décident de tout. Un roman sans la lettre E, c’est amusant pour l’écrivain, mais le résultat n’est pas une grande œuvre pour le lecteur. Ce qui m’intéresse, c’est d’écrire avec des règles, d’accord, mais en laissant une part de mystère à la création. Dans un poème, il faut faire extrêmement attention à ne pas choisir un mot simplement parce qu’il rime. Sinon, on est dans une parodie enfantine. Il faut se surprendre soi-même au long de l’écriture. En écrivant mon dernier livre, j’ai été surpris par les moments d’émotion qui jaillissaient des mots. Des règles, m’imposant par exemple d’écrire tel nombre de syllabes par phrase, auraient tout cassé.



Comptez-vous vous mettre à la fiction pour
 vos prochains livres ?


Exactement. L’Éternité dans une heure est comme un passage entre non-fiction et fiction. J’ai voulu que certains chapitres, sur Pi ou la neige par exemple, soient déjà comme des nouvelles, pour montrer qu’on peut avoir une littérature mathématique. Mon quatrième livre sera un roman inspiré par une partie d’échecs. Celle qui, voici une quarantaine d’années, en pleine guerre froide, a opposé Bobby Fischer, grand maître américain, dont je suis sûr qu’il était autiste de haut niveau, et Boris Spassky, champion du monde soviétique. Et puis, je voudrais publier un premier recueil de poèmes, sur des nombres comme Pi, mais aussi sur les couteaux, les fenêtres… Je trouve fascinants les objets quotidiens, qu’on ne voit plus puisqu’on les voit tout le temps. J’aimerais que la poésie leur redonne vie.



Vous qualifiez d’un des plus heureux moments de votre vie votre rencontre avec Kim Peek (voir encadré ci-contre). Il vous a dit : « Un jour tu seras aussi grand que moi. » Qu’est-ce que cela représenterait, à vos yeux, être aussi grand que lui ?


Il n’était pas autiste, mais n’avait pas de corps calleux. Il était plus handicapé que moi. Il avait tout le temps besoin de son père, même pour les tâches les plus simples, comme se brosser les dents. Il avait beaucoup d’humour, chantait, faisait des blagues. Nous n’avions pas le même parcours mais partagions la même passion profonde pour les livres. Notre unique rencontre a duré plusieurs heures. C’était magique : il avait voulu nous recevoir, avec une équipe qui me suivait pour un documentaire, dans la bibliothèque de Salt Lake City, la plus prestigieuse de cette partie des États-Unis, fabriquée en verre, illuminée par le soleil, telle une cathédrale. Magnifique. On partait seuls tous les deux, sans journalistes, pour parler des livres, de ce que nous avions lu et apprécié. Je trouvais touchante cette envie de par­tager. J’étais profondément ému, car tout a commencé pour moi dans les bibliothèques.


Je suis né dans une famille très pauvre. Mon père était ouvrier et ma mère assistante dans un bureau. Ni l’un ni l’autre n’avaient l’équivalent du baccalauréat, mais ils aimaient lire et m’emmenaient dans les bibliothèques, c’était notre seule distraction. Un jour, comme dans une histoire de l’Argentin Jorge Luis Borges, j’ai cherché dans les rayons un livre qui porterait mon nom, et qui m’annoncerait ce que serait ma vie. Et puis j’ai compris que c’était impossible. Pour avoir son nom sur un livre, il fallait l’écrire. Ce que j’ai fait. Mes livres, traduits en une vingtaine de langues, se sont vendus à un million d’exemplaires. C’est incroyable. Kim Peek visitait constamment les écoles, les hôpitaux, justement pour montrer que la différence n’était pas forcément un handicap et que tout cerveau avait du mérite, du talent, quelque chose à apporter. Je me dis qu’un jour il y aura forcément un premier ministre ou un président autiste. Tout est possible.


À propos, que pensez-vous du mouvement de la neurodiversité (2), dans lequel des autistes de haut niveau revendiquent leur singularité et refusent d’être vus comme malades ou handicapés ? Cela vous paraît-il recevable pour tous les cas d’autisme ?


J’ai un parcours particulier. J’ai eu beaucoup de stimulations dès le plus jeune âge. C’était difficile, mais cela m’a beaucoup apporté. La littérature m’a aidé à sortir de ma prison. J’ai une carrière, je parle plusieurs langues, je voyage, je suis en couple, je suis le premier autiste à vivre de sa plume… Si je suis conscient que ma parole pèse, je ne me sens absolument pas à même d’être porte-parole des autistes. Je pense qu’il y a sûrement du talent, de l’ambition et des qualités importantes chez beaucoup d’autistes, et que la société doit les mobiliser, les aider, sinon c’est elle qui sera appauvrie dans son ensemble. Pour autant, je ne nie pas les souffrances réelles et graves de certains autistes. Dans ce cas, les médicaments, l’assistance médicale, me semblent extrêmement pertinents. Il faut procéder au cas par cas, car lorsqu’on parle d’autisme, on ne parle pas de maladie mentale mais de développement atypique du cerveau, avec ses avantages et ses inconvénients. Le nombre de con­nexions cérébrales possibles étant presque infini, l’autisme est extrêmement complexe. Chaque autiste est différent, unique, original. Ce qui est bon pour moi ne l’est donc pas forcément pour quelqu’un d’autre.


La prise en charge de l’autisme, notamment psychanalytique, donne lieu à beaucoup de polémiques en France. Vous qui vivez à Paris, 
est-ce que vous suivez ces débats ?


Je suis en France depuis cinq ans, et j’ai adopté ce pays qui me donne énormément. Pour autant, je ne m’intéresse pas à ces débats. Je ne pratique pas la psy­chanalyse, mais j’ai du respect pour Freud. Il a contribué à une réflexion assez intéressante sur l’humanité. Certaines faussetés ont été démontrées, il faut faire le tri. Fort heureusement, l’hypothèse psychanalytique selon laquelle l’autisme est dû à un déficit d’amour maternel est devenue très minoritaire. Mais je ne recherche pas la polémique.

(1) Les membres du mouvement OuLiPo (Ouvroir de Littérature Potentielle), fondé en 1960 par le mathématicien François Le Lionnais et l’écrivain Raymond Queneau, estiment que les contraintes formelles stimulent la création littéraire. Cela a donné lieu à des innovations comme le lipogramme (texte dans lequel l’auteur s’impose de ne pas employer une lettre), dont le plus célèbre exemple est La Disparition, de Georges Perec, livre entièrement rédigé sans la lettre E.

(2) Voir Sarah Chiche, « La neurodiversité, un mouvement polémique », Le Cercle Psy n° 5, juin-juillet-août 2012

[ZEBRE AND CO] le cercle psy maladies mentales