La course aux bébés Einstein

Héloïse Junier

Rendre son bébé plus intelligent que les autres, 
et vite. Nombreux sont les parents qui succombent à cette tentation. Avec quels outils ? Sont-ils efficaces ou au contraire dangereux ?

Le XXIe siècle se place sous le diktat de l’intelligence. Et immanquablement, l’optique d’élever un bébé plus futé que la majorité des poupons devient une obsession pour certains parents. Les forums en ligne ne désemplissent d’ailleurs pas d’échanges intenses en la matière : « Comment rendre mon bébé plus intelligent ? », « Comment savoir si mon bébé est un génie ? »… Et les entreprises de jouets dits éducatifs surfent sur cette vague, avec un objectif affiché : accélérer l’apprentissage des couleurs, des formes, des noms d’animaux. L’apport de l’électronique a ouvert le champ des possibilités : les jouets sont aujourd’hui souvent agrémentés de lumières multicolores et de sons vifs pour mieux capter l’attention de l’enfant. Ainsi, le jouet, nouvel outil pédagogique, prépare le tout-petit à l’école. « Lorsque les familles des catégories supérieures offrent des jouets à leurs enfants, elles témoignent leur intention de construire un environnement propice à stimuler leurs apprentissages intellectuels, analyse Sandrine Vincent, sociologue, auteure du livre Le jouet et ses usages sociaux (1)On constate que les enfants de catégories supérieures sont trois fois plus nombreux que les enfants de catégories populaires à recevoir des jouets éducatifs, 42,1 % contre 14,6 %. » Une tendance marketing lucrative. « Le marketing ne fait pas que profiter d’une vague qui lui préexiste : il la crée. À partir du marché commercial des jouets et jeux se développe une sorte d’école alternative », observe le sociologue Wilfried Lignier, chargé de recherche au CNRS et auteur de La petite noblesse de l’intelligence. Une sociologie des enfants surdoués (2).


Mais quel est l’apport réel de ces jouets ? Difficile à déterminer, car peu de recherches ont véritablement approfondi la question. 


« De manière générale et selon la théorie constructiviste, être activement impliqué dans un apprentissage en faciliterait l’assimilation », explique Célia Hodent, docteure en psychologie de l’université Paris Descartes, à Boulogne-Billancourt. « Les jouets dits éducatifs ne vont probablement pas rendre les enfants plus intelligents. Mais ils peuvent accélérer l’acquisition d’une notion », complète Sylvie Bannelier, directrice du déve­loppement des produits Vtech pour l’Europe.


Une sur-stimulation orchestrée


Kathy Hirsh-Pasek, psychologue du développement américaine, encou­rage plutôt la manipulation de jouets moins structurés , comme une balle ou une boîte en carton, que les enfants sont libres d’investir comme ils le souhaitent. D’après elle, ce n’est pas au jouet de commander l’enfant, mais l’inverse. 


Par ailleurs, s’ils ne sont pas toujours efficaces, les jouets dits éducatifs ne sont pas sans risques. À l’occasion de la dixième Semaine du son en janvier 2013, des spécialistes ont dénoncé les méfaits de ces jouets électroniques sur la santé auditive des bébés. Pour Christian Hugonnet, ingénieur acousticien et professeur à l’École Nationale Supérieure Louis-Lumière, ces jouets « jouent faux » et émettent des sons compressés, forts et non nuancés, à l’inverse des sons musicaux réels, ce qui offre au tout-petit un spectre pauvre.


Cette volonté d’accélérer les apprentissages de l’enfant n’est pas récente. Dans les années 1960 déjà, Glenn Doman, kinésithérapeute et fondateur de l’Institut pour la réalisation du potentiel humain, à Philadelphie, proposait d’apprendre la lecture à des bébés dès leurs 10 mois, travaux qu’il présenta dans son ouvrage Comment apprendre à lire à votre bébé (3). Le principe est le suivant : montrer à l’enfant un mot écrit en lettres capitales clairement identi­fiables sur un papier blanc, tout en les lisant d’une voix forte et claire, après les avoir regroupés en plu­sieurs catégories telles que les couleurs (bleu, rouge, vert) ou les animaux (chien, lapin, poisson). Selon Glenn Doman, un enfant qui témoigne d’une capacité à apprendre est un enfant qui est déjà en capacité d’apprendre à lire. L’Américain Edward Zigler, spécialiste du déve­loppement de l’enfant, professeur émérite de psychologie à Yale, estime que ce programme précoce et intensif de stimulations pour un enfant tout-venant est une source de stress inutile, qui vient culpabiliser les pa­rents de ne jamais en faire assez pour leur progéniture.


Si les Américains excellent dans cette stimulation précoce de leurs petits compatriotes, les Asiatiques ne sont pas en reste. Les enseignants du Baby Jumper Gym de Singapour ont élaboré une stimulation cérébrale du bébé visant à développer tant ses compétences intellectuelles que physiques, par des techniques qui stimulent simultanément l’hémisphère droit et l’hémisphère gauche. Leur secret ? Des sessions pluridisciplinaires : les enseignants soumettent l’enfant à une suite d’activités de musique, de calcul, d’apprentissage d’une langue étrangère, avant de les atteler à des exercices moteurs.


Télé, DVD et tablettes


De cette vague de stimulation précoce ont émergé les programmes télévisés pour tout-petits (4). Parmi eux, les DVD de la marque Baby Einstein, rachetée par Disney quatre ans après sa fondation, font l’objet d’un vif succès. Leurs ventes sont estimées à 200 millions de dollars par an, à tel point qu’un petit Américain sur trois, âgés de 6 mois à 1 an, a déjà été exposé à une telle vidéo. Les produits sont baptisés de noms prometteurs tels que Baby MozartBaby Galilée ou encore Baby Van Gogh. Toutefois, à la de suite de plaintes de parents et d’associations américaines pour publicité mensongère, Walt Disney fut condamné en 2009 à retirer la mention « éducatif » de ses supports et à rembourser l’ensemble de ses clients insatisfaits, depuis 2004, du prix du DVD, soit 17 dollars. Car non, ces DVD ou programmes télévisés dits éducatifs ne rendent pas leurs jeunes spectateurs plus intelligents. Ce que le Collectif Interassociatif Enfance et Média (CIEM) confirme sur son site web (5) : « L’idée même de ces chaînes paraît aller à l’encontre de tout ce que nous savons du psychisme du bébé : elle va le transformer en spectateur quand il doit devenir acteur, le rendre passif au moment où il peaufine ses capacités à être actif ». Résultat : le Conseil Supérieur de l’Audiovisuel (CSA) interdit aux chaînes de télévision françaises de cibler explicitement les bébés. Et l’organisme impose aux distributeurs d’indiquer hors-écran la mise en garde suivante : « Regarder la télévision (…) peut entraîner chez les bébés des troubles du développement tels que passivité, retards de langage, agitation, troubles du sommeil, troubles de la concentration et dépendance aux écrans. »


Plus récemment, des baby tablettes ont fait leur apparition, spécialement destinées aux bébés et censées contribuer au développement de leurs apprentissages. En 2011, 1,5 million de tablettes Vtech ont été vendues en France. Un chiffre qui a doublé en 2012. En parallèle, Vinci Genius commercialise des tablettes tactiles pour « stimuler les petits enfants, étendre leurs connaissances et les éduquer ». Le tout en trois niveaux : curiosité, confiance puis aptitude. Un véritable marathon, donc. Mais un marathon sans danger ? Difficile de le déterminer car ces tablettes n’ont pas encore fait l’objet d’études scientifiques. Ce qui n’a pas empêché l’Académie des Sciences de promouvoir leur usage pour les bébés dans un avis controversé (6). Si l’enfant est passif devant la télévision, il est actif face à une tablette, argumente l’Académie des Sciences. Un point que Bruno Harlé, pédopsychiatre responsable de l’unité d’hospitalisation d’enfants de 6 à 13 ans au Centre Hospitalier Le Vinatier de Bron, en Rhône-Alpes, et co-fondateur du site web neuro­sciencefictions.org, conteste : « La distinction entre l’actif et l’inactif est spécieuse. La tablette demeure un écran. Or, les méfaits de l’exposition massive aux écrans sur l’attention et le comportement de l’enfant sont bien connus. Et ceux-ci ne peuvent qu’être renforcés si cette exposition s’amorce dès les premiers mois de vie. » Et de poursuivre : « La tablette, comme la télévision, bombarde l’enfant de stimulations et l’habitue à une forte intensité, comme s’il fallait en faire toujours plus pour capter son attention ! » 


Avant l’âge de 3 ans, l’Académie américaine de pédiatrie déconseille quant à elle toute intrusion d’écrans dans la vie de l’enfant. Parallèlement, les auteurs de l’avis de l’Académie des Sciences indiquent que « du point de vue postural, dès 6 mois, le bébé est capable de se tenir assis seul – ou un peu aidé – devant une tablette  », ce à quoi Laure Deslandes, infirmière puéricultrice et directrice de crèches familiale et multi-accueil à Carrières-sur-Seine, en Île-de-France, s’oppose : « Non, les enfants ne sont pas tous capables de s’asseoir seul à l’âge de 6 mois ! Tous les professionnels de la petite enfance déconseillent fortement de maintenir assis un enfant pour qui la station assise n’est pas pleinement acquise d’une manière autonome, d’autant plus quand il s’agit de lui imposer les stimuli d’un écran. Il est primordial de respecter la mobilité naturelle de l’enfant ainsi que son choix de diriger son attention vers tel ou tel détail de son environnement. »


Sa majesté le bébé


Si ces outils dits éducatifs sont loin de faire leurs preuves, ils continuent pourtant de se multiplier. Comment expliquer une telle motivation à accélérer l’intelligence des bébés ? Cet engouement semble s’enraciner dans nos valeurs sociétales. Les performances individuelles, autrefois laissées de côté au profit du collectif, ont largement gagné en intérêt au sein de sociétés de plus en plus élitistes. Les familles nombreuses ont laissé la place à des cellules familiales plus réduites, où une grande importance est accordée à l’éducation de chaque enfant. « Certains parents ressentent le besoin de se réaliser par procuration, en transmettant à leur bébé des objectifs qu’ils n’ont eux-mêmes pas réussi à atteindre. Or, ces parents étant connectés au discours social ambiant, ils lui transmettront les objectifs que celui-ci promeut. Un enfant qui réussit est un parent qui a réussi », analyse Tereza Pinto, psychologue clinicienne, psychanalyste, docteure en psychopathologie et enseignante à l’université Paris VII. « Notre monde de compétition valorise l’enfant précoce, sa performance et sa rapidité », affirme Chantal de Truchis, psychologue de la petite enfance et auteure de L’éveil de votre enfant : le tout-petit au quotidien (7). « Certains parents ont, souvent du fait de leur propre trajectoire scolaire, peu confiance en l’école ordinaire pour transmettre les compétences nécessaires à la réussite sociale de leurs enfants », suggère pour sa part Wilfried Lignier.


Dès leurs premières heures de vie, les bébés sont donc assujettis aux défis impulsés par les adultes. 


« Poussée à l’extrême, cette course peut être source d’angoisses pour l’enfant, au risque de le bloquer dans ses apprentissages », s’inquiète Tereza Pinto. 


« En surstimulant un enfant, on lui apprend malheureusement que la stimulation arrive seule, et donc à être passif  », regrette Roger Lécuyer, professeur de psychologie du déve­loppement, chercheur au laboratoire Cognition et Développement de l’université Paris-V, directeur et co-auteur de Psychologie du développement du nourrisson (8). Un climat de stimulation intensive de l’enfant dont témoigne Chantal de Truchis : « Une éducatrice me disait ceci : à la crèche, on les prépare à la maternelle. À la maternelle, on les prépare au CP. Mais quand seront-ils vraiment eux-mêmes ? ». Il est temps de jouer notre joker…

(1) La Dispute, 2001.

(2) La Découverte, 2012.

(3) Glenn et Janet Goman,, How to teach 
your baby to read, Square One Publishers, rééd. 2005.

(4) Voir l’entretien avec Harry Ifergan, 
« Pas de télé pour les moins de 3 ans », 
Le Cercle Psy n° 1, juin-juillet-août 2011.

(5) Voir www.collectifciem.org
(6) Avis de l’Académie des SciencesL’enfant 
et les écrans, Éditions Le Pommier, 2013.

(7) Albin Michel, rééd. 2009. 

(8) Dunod, 2004.

Source : lecercle-psy.scienceshumaines.com